Le pas est léger, les lèvres animées par sourire rêveur. Drapé dans la douceur de cette soirée du 2 juin 1971, Paul Van Hoeydonck déambule sur Cocao Beach, longue langue de béton et de sable ourlée par les eaux turquoises de la Floride. L’artiste belge sait que le dîner auquel il vient de prendre part va changer le cours de son existence. Il a eu lieu dans un restaurant prisé aussi bien des touristes visitant le Kennedy Space Center avoisinant, que des employés de la NASA œuvrant sur le site de Cap Canaveral.
Participaient à ces agapes, l’astronaute David Scott, commandant de la mission Apollo 15, qui décollera huit jours plus tard, ainsi que Jim Irwin, pilote du module lunaire, escorté de sa femme Mary Ellen et de ses trois enfants. Entre deux discussions sur l’archéologie et la mythologie maya, les explorateurs lunaires ont confié au plasticien qu’ils admiraient son travail. Ce dernier, en retour, leur a fait part d’un projet fou sur lequel il travaille depuis quelque temps, suscitant chez eux un vif intérêt : déposer une œuvre d’art à la surface de la Lune, pour la première fois dans l’Histoire - du moins, officiellement (1).
Comment cette idée a-t-elle germé ? A l’époque, Van Hoeydonck est un artiste en vogue de la scène new-yorkaise, exposé notamment au prestigieux Moma (Museum of Modern Art) en 1961. Ce personnage singulier, qui a versé dans une autre vie dans la contrebande de tabac et officié comme représentant pour Esso, est passionné par le futurisme et la conquête spatiale - une grande partie de son œuvre est d’ailleurs consacrée à cette dernière.
En 1969, la directrice de la galerie qui l’expose à Manhattan lui souffle l’idée d’exporter l’une de ses créations sur notre satellite. Le quadragénaire va alors tenter, durant deux ans, de convaincre la NASA. Sans succès. Jusqu’à ce qu’il fasse la connaissance du « messager », personnage mystérieux dont on sait seulement qu’avant de graviter dans le monde du spatial, il fut golfeur professionnel. C’est lui qui fera office d’entremetteur avec Scott et Irwin pour organiser le fameux dîner. A la suite de ce dernier, les deux astronautes feront part du projet à Richard Nixon himself. « Cet artiste, c’est un démocrate ? », interroge le président américain en fronçant un sourcil. « Non, il est belge ». « Ok, c’est bon », expédie l’homme d’état d’un revers de main.
La mise en œuvre intervient le 2 août 1971, au cours de la mission Apollo 15.
Affairé à explorer la surface de la Lune, le commandant Scott marque une courte pause. Il sort d’une poche de sa combinaison la création de Van Hoeydonck, qu’il a discrètement embarquée. A savoir, un petit personnage de 8,5 centimètres de haut , façonné en aluminium pour pouvoir résister aux variations de température extrêmes de l’astre rocheux (-235 à 125 degrés). Son genre et sa couleur de peau ne sont pas définis, afin de lui conférer un caractère universel. Scott décide alors de déposer l’objet aux côtés d’une plaque commémorative mettant en lumière les noms de huit astronautes américains et six cosmonautes soviétiques disparus tragiquement. Allongé sur la fine poussière lunaire, le petit homme de métal devient dès lors un monument funéraire de poche baptisé « Fallen Astronaut ».
Loin de l’intention originelle de Van Hoeydonck ! Celui-ci n’imaginait pas que son œuvre, pensée pour se tenir debout et symboliser l’espoir, serait finalement appelée à remplir cette fonction.
Autre désillusion pour l’artiste : alors qu’il pensait fermement, de son propre aveux, devenir « aussi célèbre que Picasso » grâce à cette audacieuse entreprise, il ne jouira pas de la reconnaissance escomptée - son nom sera très rarement cité par les astronautes lorsqu’ils évoqueront Apollo 15. Et, lorsque ce sera le cas, le « Fallen Astronaut » éclipsera l’ensemble de l’œuvre de Van Hoeydonck, pourtant très riche et exposée dans les musées du monde entier.
Désormais âgé de 98 ans, l’intéressé réside du côté d’Anvers, où il continue de peindre… et de contempler la Lune, en esquissant parfois un sourire de satisfaction !
(1) Une autre œuvre d’art, le Moon Museum, musée miniature imaginé par le sculpteur américain Forrest Myers, aurait été déposé sur la Lune en 1969, mais le projet était secret et il n’existe pas de preuve formelle.